La peur sociale

Des chercheurs en psychologie sociale ont étudié les causes, les formes et les conséquences de la peur au sein de nos sociétés: peur individuelle et peur sociale. 

Et pourtant que ce soit au moment de la crise boursière de 2008, des rapports du GIEC sur l'avenir de la planète, de l'épidémie de Covid ou maintenant de la guerre entre la Russie et l'Ukraine aucun de ces scientifiques n'est invité sur les plateaux de TV ou  de radios pour expliquer les phénomènes de peur, d'anxiété sociale. Pourquoi? 

Alors voici un article de 2011 de Denise Jodelet - Docteur d’Etat. Directeur d’Etudes (émérite) à l’École des hautes études en sciences sociales. Psychologue sociale spécialisée dans l’étude des représentations sociales - qui nous éclaire sur l'état de la recherche sur la peur sociale et aussi comment cette peur peut être manipulée.

"Dynamique sociales et formes de la peur"- Denise Jodelet - Érès- Cairn

Sélection des 4 paragraphes de l'article qui abordent  la manipulation et la gestion de la peur. 

La mise en forme de la peur

Les médias, prenant parfois le relais des milieux scientifiques, donnent des situations de vie et de l’état du monde social, politique et économique des interprétations qui interviennent dans la formation et la formulation des peurs sociales. Ceci est illustré par la façon dont la communication médiatique a présenté la récente crise boursière au moment de son éclatement en 2008. D’une part, on a immédiatement évoqué les situations de panique qui ont accompagné le krach de 1929, avec les hordes de particuliers assaillant les banques et vidant leurs liquidités comme la montée en masse des chômeurs. Si cette éventualité a effectivement été envisagée par les politiques et les économistes, les incitant à prendre des mesures gouvernementales au plan national, européen et international, la façon dont les médias en ont parlé avait de quoi semer la frayeur dans le public.

Le langage employé a contribué à forger des sentiments d’impuissance et de désordre en empruntant à divers champs d’activité qui n’ont rien à voir avec le champ économique. Le champ de la santé, avec des termes comme la « contamination » des marchés, les « virus » introduits dans les pratiques d’échange. Le champ du jeu avec l’image de la « chute des dominos » pour rendre compte de l’extension des mouvements de la bourse. Le champ de la psychologie, avec la référence à des « mouvements de panique » dans les milieux financiers, ou des « mouvements de foule » hystériques et crédules au sein de la population sensible à des effets de « rumeurs ».

Ces images ont renforcé les effets des données économiques objectives, développant dans l’ensemble de la société un état d’esprit victimaire, ce « sentiment obscur d’oppression » dont Halbwachs (1939) a parlé à propos des suicides liés à la crise de 1929. Et de fait, dès le début de la crise et avant que l’ampleur de ses formes ne soit connue, ses conséquences psychologiques semblent avoir été dévastatrices, avec une augmentation alarmante de la courbe des indicateurs de stress, selon une enquête de l’American Psychological Association. Huit Américains sur dix ont dit éprouver une augmentation de stress liée aux inquiétudes économiques. Ils ont mentionné des idées noires, des angoisses nocturnes, de l’agitation, des difficultés à se concentrer. Ils ont imaginé des scénarios catastrophes de déclassement social, de ruine, assortis de tendances à l’autodénigrement et à la culpabilisation. Toujours selon cette enquête, la demande d’aide psychologique, les syndromes de stress post-traumatique et le taux de suicide ont augmenté. En France, un sondage Ipsos de fin octobre 2008 révélait que 77 % de la population se disait inquiète et plus de 50 % des interviewés anticipaient une crise économique durable et profonde au niveau du chômage, du pouvoir d’achat, du déficit de la dette publique, de la limitation du crédit. Pour autant, ils avaient du mal à mesurer l’impact futur de la crise sur leur situation et ils faisaient confiance aux gouvernements. Dans ce cas, l’information diffusée par les médias sur les mesures d’accompagnement de la crise a joué un rôle de modération des peurs. Mais il serait intéressant de voir quels sont les effets résiduels de ces peurs sur le pessimisme relevé aujourd’hui dans les bilans de l’état moral des Français à nouveau alarmés par les échos de la crise de 2011.

Un autre aspect de l’influence de l’interprétation médiatique des événements sur l’éveil de la peur mérite d’être signalé : l’interprétation des conduites financières en termes d’irrationalité. On a beaucoup parlé dans la presse et à la télévision de comportements moutonniers, du rôle des rumeurs, d’états psychologiques passant de l’euphorie à la panique, d’emballement émotionnel conduisant à vendre sans raison ou à s’affoler. Certains ont même été chercher un fondement hormonal aux alternances de hausse et de baisse des marchés. Une chroniqueuse du New York Times (Dobrzynski, 2008) fait état de travaux – d’ailleurs contestés par la communauté des neurosciences – qui permettraient d’associer les hausses des bourses à une montée de la testostérone, hormone de l’agressivité, et leurs baisses à celle du cortisol, hormone de contrôle du stress et de la peur. En période de crise, les gains et le boom des marchés entraîneraient une surproduction de testostérone conduisant à des conduites de plus en plus compétitives et risquées. En période de chute des cours, la montée de cortisol rendrait les agents irrationnellement craintifs. La conclusion que l’on en tire est que les bulles et les krachs échappent au contrôle des banques, et que les marchés vont comme les hormones « As hormones go, so go markets ». De quoi effrayer un public déjà insécure.

Or il existe des informations scientifiques auxquelles les médias n’ont pas fait écho. Les études de psychologie économique mettent en évidence que le comportement des traders et intermédiaires chargés de conseiller les investisseurs ou négocier les produits financiers dans les salles de marché et le comportement des spéculateurs particuliers obéissent à des règles précises et opposées qui peuvent rendre compte de la versatilité boursière. Les particuliers et les novices qui raisonnent sur le long terme manifestent une « aversion à la perte », une répugnance à vendre à perte quitte à encourir le risque de plus grandes pertes au final. En revanche, les intermédiaires, s’appuyant sur des informations et des outils mathématiques et statistiques, appliquent la règle de « couper les pertes », c’est-à-dire de vendre dès que les titres sont à la baisse, quitte à les racheter dès qu’une hausse se dessine. Deux théories s’opposent pour rendre compte des stratégies des agents boursiers. La théorie néoclassique pose la rationalité des agents qui opèrent des calculs raisonnés sur l’information dont ils disposent et font des « anticipations rationnelles » sur le comportement des autres. La théorie de la « finance comportementale », inspirée par les travaux de Kahneman et Tversky (1982), impute les comportements à des routines, des biais de jugement, ou à l’emprise des émotions qui induirait un excès de prise de risque ou de prudence. Or, d’une part, d’après les travaux de neurobiologie (LeDoux, 1996), les peurs courantes qui affectent le cortex cérébral permettent une activité réflexive d’évaluation des dangers et d’adaptation du comportement face à des situations nouvelles. D’autre part, il apparaît que ces éléments n’influent qu’à la marge sur le comportement des agents qui ont toujours de bonnes raisons individuelles pour acheter ou vendre et pour douter des partenaires. Selon le « paradoxe de l’action collective » (Olson, 1987), « ce qui apparaît au final comme de l’irrationalité collective est le résultat d’une somme d’actions, qui prises individuellement, sont tout à fait cohérentes » (Dortier, 2008). Faute de s’appuyer sur des analyses scientifiques, les médias ont contribué à créer un nouveau mythe, celui de « la panique boursière » qui, sans base factuelle ou scientifique, a eu des effets évidents sur la montée de l’anxiété dans le public.

Ce type de diffusion s’apparente à celui des rumeurs dont le rôle dans la production des peurs sociales connaît des illustrations historiques. Pour ne citer qu’un exemple, rappelons le cas de « la grande peur » au moment de la Révolution française de 1789, analysée par G. Lefebvre (1968). La rumeur d’attaques menées par des bandes de brigands dans les campagnes et menaçant les villes a contribué au vaste mouvement de révolte qui a fait vaciller l’ordre social. D’autres peurs collectives sont entretenues par les médias : celle des épidémies, des catastrophes environnementales, du terrorisme. Selon Morin cela tiendrait au fait qu’« on parle plus des peurs qu’elles n’existent réellement ». Ainsi apparaîtrait « toute une culture de la peur [qui] joue avec la peur de la peur » (1993, 136), sans que les peurs ne prennent jamais, dans le public, une allure paroxystique. C’est ce qu’a montré une recherche basée sur l’analyse secondaire de l’ensemble des sondages d’opinion concernant l’environnement et réalisés en France sur une période de vingt ans (Jodelet, Scipion, 1992). Cette recherche a mis en évidence la stabilité du positionnement marginal des problèmes environnementaux parmi les sujets d’inquiétude. Les seuls moments où ce classement a changé correspondaient soit à des accidents spectaculaires, marées noires ou Tchernobyl, soit au retentissement donné dans la presse à certaines manifestations politiques en faveur de l’environnement. Ce dernier phénomène de « cumul-relais » entre medias et politique n’a pas échappé, en France, aux responsables écologiques et politiques qui, sous l’urgence de l’alerte scientifique et de la mobilisation internationale, ont assorti les mesures qu’ils prenaient d’un battage médiatique considérable. Il n’en reste pas moins que dans la reprise des thèmes d’inquiétude, les médias n’ont pas résisté à la dramatisation sociale, insistant sur les risques des déplacements des populations menacées par les inondations liées au réchauffement climatique. De quoi participer à la montée des inquiétudes sécuritaires dans les pays favorisés. Ce type d’interventions qui contrevient aux orientations éthiques et citoyennes du mouvement écologique (Moscovici, 2002) ne se limite pas à des effets de dramatisation. Les travaux menés en psychologie politique depuis une dizaine d’années montrent l’importance des effets sociaux de peurs sciemment entretenues par la collusion entre les sphères du politique et des médias.

Les manipulations de la peur

En effet, le domaine politique est un lieu privilégié pour l’observation de l’influence des discours exploitant la peur. Aujourd’hui, les chercheurs en sciences sociales s’attachent à l’influence de la peur sur le raisonnement social et politique. Ils se basent sur un double constat : celui de la psychologie qui a établi que l’anxiété généralisée affecte la qualité des capacités de réflexion et de raisonnement. L’attention fixée sur le danger ou une menace diminue la capacité de traiter l’information et augmente les conduites d’échappement au risque. Et celui des neurosciences qui permet de comprendre le développement de réactions de peur conditionnées face à des stimuli qui étaient initialement neutres, comme un personnage politique ou des groupes ethniques (LeDoux, 1996). La psychologie politique a dégagé d’importantes implications de ce phénomène pour l’étude des relations raciales, la crainte de la criminalité, les réactions face aux menaces environnementales, au terrorisme, etc.

Divers travaux (Huddy, 2003, 2005) ont ainsi mis en évidence une tendance chez les personnes en proie à une anxiété diffuse à devenir moins tolérantes à la différence, plus enclines à utiliser des stéréotypes et à manifester de l’agressivité face aux étrangers ainsi que de la conformité face aux normes culturelles et une préférence pour les leaders politiques affirmant une forte vision nationaliste, une volonté de vengeance contre les terroristes et jusqu’à l’engagement dans des guerres. Ces phénomènes ont particulièrement retenu l’attention après les attentats du World Trade Center (Pyszczynski et coll., 2002).

D’autres auteurs ont insisté spécifiquement sur la collusion entre les médias et les politiques pour susciter la peur, par exemple en présentant des cas isolés comme des tendances de comportements sociaux généralisés Ainsi en fut-il pour l’accent mis dans les années 1990, sous le gouvernement Reagan, sur la criminalité des jeunes dont la prétendue augmentation était contredite par les statistiques nationales. Les plus célèbres de ces auteurs sont Glassner, sur la culture de la peur (2000), Noam Chomsky sur la fabrication du consentement (1988, 1992), Al Gore sur les politiques de la peur (2004), ou des cinéastes, notamment Michael Moore (2002). Ils dégagent un certain nombre de techniques utilisées pour éveiller des inquiétudes sans fondement et détourner les citoyens de problèmes sociaux réels et d’une conscience juste de leurs enjeux. Parmi ces techniques figurent : la sélection et l’omission d’informations, la fabrication de données, la distorsion des statistiques, la transformation d’actes particuliers en tendances généralisées, la déformation du sens des mots, l’inversion des relations entre cause et effets, la simplification de situations complexes, la stigmatisation des minorités. À cette conception d’une construction médiatique et politique de peurs s’ajoute la notion de « peurs émergentes » (Furedi, 2005). Celles-ci apparaissent sur fond d’anxiété généralisée, en raison de l’échec de « l’imagination politique » qui, ne sachant affronter des questions sociales cruciales, exploite en l’inquiétant la sensibilité collective. Tel fut le cas dans certains pays occidentaux qui, faute de savoir ou oser s’engager dans une véritable politique contraceptive, ont laissé s’installer des préventions contre l’usage de la pilule.

La peur de l’autre et la défense des identités

Tous les modèles que nous venons d’examiner insistent sur les conséquences que l’éveil de la peur a sur les rapports intergroupes et sur l’acceptation des minorités ou des groupes marqués par une différence nationale, ethnique, raciale, religieuse ou sexuelle comme en ont donné la démonstration les réactions de rejet et d’incrimination des homosexuels quand est apparu le sida. On ne peut manquer d’évoquer ici le phénomène du bouc émissaire dont Moscovici (2007) montre la dépendance par rapport aux théories de la conspiration. Selon cet auteur, on aurait affaire à une véritable mentalité de la conspiration « conspiracy mentality » qui, initiée avec l’Inquisition resurgit, dans des contextes sociaux marqués par l’insécurité et le conflit ou perdure à l’égard de certains groupes. Cette mentalité produit des représentations sociales, repérables dans les médias et caractérisées par les processus suivants : recherche d’une causalité obscure rapportée à des intentions ou volontés cachées ; présomption du caractère trompeur des apparences qu’il faut démasquer ; hypothèse d’une liaison généralisée mais obscure entre les événements qui peuvent tous être ramenés à une cause unique.

On peut rapprocher de ce phénomène la mentalité obsidionale marquée par la crainte d’être assiégé que Delumeau (1978) a définie à partir d’exemples historiques. Le jeu de cette mentalité obsidionale qui s’appuie souvent sur la mémoire collective a été relevé dans différentes situations internationales contemporaines, particulièrement dans des pays membres de l’ex-bloc soviétique ou en Israël. Dans ce dernier cas, le psychologue social israélien Bar-Tal (2005) a montré qu’à ce type de mentalité correspond une rhétorique de la construction de l’autre qui obéit à un processus de « dé-humanisation » visant à « délégitimer » l’adversaire, à l’exclure moralement du monde des valeurs et normes humainement partagées. Les traits caractérisant l’image de l’autre, qu’il soit palestinien ou israélien, le placent dans un espace infra-humain (animal, sauvage, etc.) ou sur-humain (démon, monstre, diable, etc.), lui appliquent des étiquettes l’assimilant à des groupes rejetés (nazis, colonialistes) ou des figures négatives (Vandales, Huns). Chaque groupe dispose d’un répertoire propre de représentations qui servent de symboles du mal, du diabolique, de la brutalité ou de la méchanceté. Cette dynamique met bien en évidence que la peur est articulée à des systèmes de représentations produits autour d’un enjeu défensif d’ordre territorial, identitaire et vital. (note personnelle: l'article date de 2011 mais est d'actualité avec l'invasion de la Russie en Ukraine motivée par Poutine pour des raisons de dénazification)

En effet, l’examen de la peur de l’autre, que certains considèrent comme une peur totale ou une peur enracinée dans des structures anthropologiques ou imaginaires universelles, renvoie au traitement de l’altérité. Celui-ci mériterait à soi seul tout un développement, impossible à faire ici, illustrant sa construction à partir de cas concrets et de modèles théoriques. Il serait possible de montrer que l’autre est le produit d’un processus de mise en altérité qui supporte des gradations allant de la reconnaissance d’une proximité et d’une similitude au positionnement dans une extériorité radicale, de l’interdépendance ou de l’intersubjectivité à l’étrangeté absolue (Jodelet, 2005). Dans ce processus qui fait largement appel à des représentations sociales, la peur n’entre pas toujours en jeu ou n’est pas toujours exprimée ou maîtrisée de la même manière. Pour ne donner qu’un exemple, je rapporterai quelques éléments d’une recherche menée dans une communauté rurale française qui hébergeait des malades mentaux vivant en liberté en son sein (Jodelet, 1989).

De multiples études ont donné à connaître la répugnance sociale à accepter la proximité avec la folie et la peur qu’elle inspire. Dans le cas que j’ai étudié, les membres de la communauté n’ont pas manifesté ce type de peur. Ceux qui ont eu matière à éprouver des craintes, lors de rencontres ou d’échanges avec des patients manifestant des attitudes inquiétantes ou violentes, ont déployé des routines d’adaptation partagées par la communauté qui les qualifie d’« habitudes ». La peur n’était pas celle « de » la folie, mais celle du risque que le contact avec celle-ci représentait « pour » l’identité du groupe. Le fait d’intégrer des malades mentaux dans son quotidien a entraîné la peur d’être assimilé à eux. Cela a donné lieu à toute une série de pratiques visant à éviter l’intrusion des malades mentaux dans le corps social qu’auraient signifié leur insertion complète et leur participation de plain-pied à la vie communautaire. Parmi ces pratiques, dont certaines revêtaient des formes d’exclusion, les plus frappantes ont été les rituels concernant l’évitement de contact avec les affaires ayant touché le corps des malades. Étayés sur des croyances anciennes, ces rituels portaient une représentation de la contagiosité de la folie qui était déniée par les habitants au nom du savoir scientifique. Ils constituaient une défense pratique contre un risque symbolique de fusion, délétère pour l’intégrité du groupe.

La gestion de la peur

Deux conclusions peuvent être tirées de cet exemple. D’une part, il existe des moyens concrets, pratiques pour gérer, au niveau individuel, les peurs que suscite la vie quotidienne. Ces moyens que Morin (1993) qualifie « d’anti-peurs » s’appliquent même aux menaces qui sont liées à des dangers présentant un caractère collectif. Par exemple, chacun peut, et est encouragé à, trouver des palliatifs aux risques pour la santé, comme c’est le cas, au moins dans les pays développés, pour le sida, le tabagisme ou la protection contre les épidémies virales (grippe aviaire, syndrome respiratoire aigu sévère, grippe A/H1N1). Par ailleurs, diverses études ont montré que la proximité du danger conduit à le diminuer. Plus les gens habitent près d’une centrale nucléaire, plus ils estiment qu’elle est fiable. Les travailleurs des industries à risque refusent d’en reconnaître les dangers au point qu’il est difficile de leur faire prendre des mesures de sécurité.

Dans une recherche menée auprès des habitants de La Hague, une zone de la presqu’île du Cotentin où est concentrée toute une série d’installations nucléaires (arsenal de construction de sous-marins à propulsion nucléaire, centrale à énergie nucléaire, usine de retraitement de combustibles irradiés, centre de stockage de déchets nucléaires), F. Zonabend (1989) a mis en évidence des mécanismes de négation de la peur. On disait ne pas craindre le risque atomique non parce qu’on l’ignorait mais parce que toutes les précautions étaient prises. La catastrophe de Tchernobyl n’a provoqué aucune peur et permis au contraire de se rassurer en soulignant la qualité d’entretien et de surveillance des installations françaises. Les précautions prises suffisaient à assurer qu’il n’y avait aucune raison de craindre ni de lutter contre un danger improbable, moins probable en tout cas que les risques quotidiens. Cet auteur dévoile, dans les discours, des processus d’effacement de la peur, des stratégies de défense contre l’anxiété qui révèlent une inquiétude refoulée, une peur enfouie. Elle rencontre un processus généralement constaté d’apprivoisement, de domestication qui permet de vivre avec l’incertitude et de colmater, voire d’oublier les peurs de notre temps ou de les remplacer. C’est ainsi que la peur du danger atomique s’est estompée au profit des risques climatiques. Preuve en tout cas que les visions catastrophiques de sociétés en proie à l’insécurité ne correspondent pas toujours au vécu des acteurs sociaux qui sont moins démunis qu’il y paraît face aux menaces que leur assène le discours politique et médiatique.

L’autre élément que je voulais développer est la notion de risque symbolique qui est applicable à tous les cas où se trouvent menacées une identité et une intégrité sociale. Nous touchons là à un phénomène important qui a donné lieu à diverses interprétations. La théorie de la gestion de la terreur ou les travaux menés en psychologie politique rapportent la défense identitaire à un effet secondaire de la gestion et de la manipulation de la peur, à travers la recherche de boucs émissaires, le repliement communautaire et la protection de l’estime de soi. Les théories de la globalisation insistent aussi sur les malaises induits par la perte des repères et des frontières identitaires. Cette défense identitaire aurait elle-même pour effet une tendance au rejet de toutes les formes d’altérité. Nous sommes en présence de sauts qualitatifs dans l’interprétation des processus sociaux qui méritent attention.

Certes, la création de peurs fictives favorise le déplacement de l’attention sur des exo-groupes. Leur stigmatisation et leur incrimination permettent de détourner des problèmes sociaux internes et de justifier des opérations de contrôle social ou des actions d’agression externe. Faut-il pour autant rapporter aux seuls besoins individuels de sécurisation un basculement dans les mouvements d’exclusion et de discrimination qui en résultent ? Faut-il pour autant postuler que les individus n’ont pas d’autre porte de sortie face aux risques qui les menacent que la passivité, la soumission à l’autorité et le repli sur soi ? Tout se passe comme s’il n’existait ni réflexivité, ni capacité imaginative, ni médiations sociales qui puissent déboucher sur des actions individuelles et collectives. Ces médiations sont multiples et restent agissantes même si leurs modes d’intervention se transforment. Il peut s’agir de mouvements sociaux, de mobilisations collectives, d’organisations humanitaires ou non gouvernementales, d’associations de citoyens, de structures syndicales et politiques. Elles peuvent aussi être symboliques à travers les représentations partagées et construites discursivement dans les échanges développés dans l’espace public et interpersonnel voire dans celui des internautes.

Il me semble intéressant de ce point de vue de considérer la situation produite par la globalisation et les interprétations que l’on en donne. En effet, on accorde aujourd’hui une attention aussi grande aux ressorts et effets culturels de la globalisation qu’à ses dimensions économiques. Bien sûr les économistes ont été les premiers à souligner l’importance de la globalisation dont le moteur est la mobilité des capitaux financiers, favorisée par la révolution informatique. Ils ont montré la domination de la sphère financière sur tous les autres aspects de l’activité économique : organisation de la production et du marché du travail, choix des politiques économiques, limitation des interventions étatiques, division du travail, etc. Cependant, les sciences sociales soulignent le fait que la globalisation entraîne des mutations profondes dans la société, en raison de divers facteurs : l’intensification et l’extension des échanges et des flux ; l’interconnexion des activités et des schèmes d’interaction qui transcendent les frontières entre pays et États ; l’accélération, la vélocité de la circulation des idées, des biens, des informations et des populations. Loin de repérer dans ces phénomènes des risques qui entachent l’avenir et créent des inquiétudes dans les groupes sociaux, les anthropologues y voient une source d’innovation mettant fin à l’attachement univoque au local et à la fermeture sur des entités culturelles closes. Si la globalisation est au cœur des débats idéologiques contemporains, elle fait l’objet d’une expérience quotidienne et s’immisce dans nos représentations et les bouleverse : « Notre être-au-monde se trouve directement affecté par cette situation » (Abélès, 2008). Les anthropologues insistent sur la place que prend l’imaginaire, en raison de l’hybridité culturelle et du pluralisme des significations qui circulent par suite de la déterritorialisation, des déplacements de population et du rôle des médias.

Cette fluidité et cette hybridité peuvent être source aussi bien de soumission que de résistance, mais dans tous les cas le jeu des identités apparaît sous-tendu par le rôle des représentations et des imaginaires. Deux exemples me serviront à illustrer ce point. Pour Castells, la globalisation favorise la création de nouveaux réseaux sociaux fondés sur les moyens de communication informatiques. Dans son livre Le pouvoir des identités (1999), il montre comment les réseaux de communication favorisent l’apparition de résistance aux menaces de la globalisation et d’affirmations puissantes d’identités collectives qui sont productrices de sens pour et par les acteurs sociaux. Se développent ainsi plusieurs formes d’affirmation identitaires. À côté d’une forme régressive, légitimante et défensive, qui résiste au changement au nom de la préservation des ordres sociaux passés, Castells distingue les « identités résistantes » et les « identités de projet ». Les identités résistantes réfèrent aux moyens que les acteurs qui sont dévalués ou stigmatisés utilisent pour se protéger, en opposant leurs racines culturelles et sociales aux principes et valeurs des institutions dominantes. Les identités de projet sont promues par des regroupements innovateurs qui entendent révolutionner les relations humaines. Face à cette diversité, Castells souligne que désormais « le pouvoir est dans les esprits ». Ce pouvoir, diffusé par les réseaux globaux, consiste en informations, images, représentations et codes autour desquels s’organisent nouvellement les institutions sociales ainsi que les conduites et la vie des individus. Les récentes révolutions du Jasmin sont un bel exemple de ces potentialités.

Une autre vue positive de l’évolution des identités dans le cadre de la globalisation est celle d’Appadurai (1996). Prenant en considération l’incidence de la culture médiatique, il confère un rôle décisif à l’imaginaire dans la vie sociale. Le changement introduit dans l’ordre culturel global par les nouvelles technologies de la communication, le cinéma, la télévision et les déterritorialisations stimule les ressources imaginaires des expériences vécues par les individus au niveau local. De nouvelles possibilités de vie imaginaires s’offrent aux individus qui s’approprient, adaptent et objectivent dans leur quotidien les modèles diffusés par les médias. Ces considérations conduisent Appadurai à recommander la pratique d’une « anthropologie des représentations ».

D’une manière générale, pour appréhender de manière plus adéquate les effets des menaces symboliques que la globalisation fait porter sur les identités, il conviendrait de détourner le regard des sociétés occidentales pour l’orienter vers les interprétations que fournissent les « études subalternes » produites par les chercheurs appartenant à des cultures dominées (Bhabha, 1994). Ces études donnent voix aux groupes qui subissent le poids des cultures hégémoniques, observent les situations concrètes auxquelles ces groupes s’affrontent. Partant, elles en montrent la réactivité, la réflexivité et les capacités d’invention pour faire face aux transformations de leur mode de vie. À mon sens, les études subalternes sont susceptibles, comme l’ont fait les « études féminines » à propos des relations de genre, de modifier les perspectives théoriques et épistémologiques des approches de la culture, du multiculturalisme et des relations entre groupes ethniques et nationaux dans les sociétés modernes.

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